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Art de l’espace

[ laʁ də l‿ɛspas ]

En bref

L'art de l'espace désigne l'ensemble des disciplines qui conçoivent, organisent et esthétisent les lieux de vie de nos sociétés. À la croisée de l'art, du design et de l'architecture, il unit perception, usage et émotion. Son objectif n'est pas seulement de produire la matière, mais de l'organiser, de la modeler et de la mettre en scène par des jeux de lumière, de matière, de couleurs et de volumes. Dessin technique, croquis perspectif, maquette ou rendu 3D sont autant d'outils permettant d'anticiper la circulation, les ambiances et les contrastes. Chaque matériau — bois, pierre, métal, verre ou textile — devient support d'expression, choisi pour sa capacité à orienter la perception et à révéler l'atmosphère du lieu. L'ameublement et les objets, quant à eux, participent pleinement à cette composition : ils prolongent la fonction, rythment la circulation et incarnent la présence humaine dans l'espace.

Au commencement

La réflexion sur l'espace remonte à l'Antiquité. En Égypte, la disposition des temples, leur orientation et leur symétrie répondaient à des principes cosmologiques, tandis que l'habitat civil, bâti en briques crues, obéissait surtout à des impératifs climatiques et sociaux.

La Grèce antique prolonge cette réflexion en introduisant un ordre rationnel et proportionné : l'espace s'organise selon des lois d'harmonie que Vitruve codifie dans De Architectura à travers les trois principes de firmitas, utilitas et venustas, qui fonderont durablement la pensée spatiale occidentale.

Quant aux maisons romaines de Pompéi, ornées de trompe-l'œil, elles témoignent déjà d'un art de la perspective intuitive et d'un souci d'harmonie entre architecture et décor.

Enfin, le Moyen Âge transpose ces notions dans le domaine spirituel : la lumière, filtrée par les vitraux, acquiert une fonction à la fois symbolique et esthétique. Dans l'abbaye de Saint-Denis, l'abbé Suger en fait une véritable manifestation du divin.

Au fil du temps

À la Renaissance, la relation entre art et espace s'affirme. Les architectes et théoriciens italiens comme Leon Battista Alberti ou Andrea Palladio posent les bases d'une conception harmonieuse de l'espace, fondée sur la proportion, la mesure et la lumière. En France, Louis Le Vau et Jules Hardouin-Mansart prolongent cet héritage dans le cadre du classicisme français, où l'ordre, la symétrie et la mesure deviennent les principes directeurs de l'architecture royale. Au château de Versailles, le décor et l'ameublement soulignent la hiérarchie des fonctions et mettent en scène le pouvoir monarchique. Les arts décoratifs s'institutionnalisent : le dessin d'ornement, la tapisserie, la menuiserie d'art et le mobilier deviennent les prolongements naturels de l'architecture.

Au XVIIIᵉ siècle, le confort et l'intimité s'imposent. Les hôtels particuliers parisiens, avec leurs boiseries et leurs textiles raffinés, illustrent un nouvel art de vivre. L'espace intérieur n'est plus seulement ordonné : il devient un véritable décor de vie, où le confort, la lumière et le raffinement scénarisent le quotidien. Conçus comme des ensembles harmonieux de boiseries, de dorures et de soieries, les appartements se transforment en écrins d'apparat et de sociabilité.

Au XIXᵉ siècle, l'essor de l'industrialisation bouleverse la production du mobilier et des objets décoratifs, inaugurant une fabrication de masse qui transforme durablement les intérieurs et les modes de vie. En 1856, Owen Jones publie The Grammar of Ornament, ouvrage fondateur où il établit des principes régissant l'harmonie entre forme, proportion et ornement. Le décor n'est plus simple ajout : il exprime la structure. Dans la seconde moitié du siècle, William Morris et le mouvement Arts & Crafts réagissent à la logique industrielle : ils défendent un retour à l'artisanat, à l'unité entre beauté, matériaux et usage, et à un intérieur pensé comme œuvre d'art au quotidien.

Le XXᵉ siècle marque une rupture décisive dans la conception de l'espace intérieur. Le Bauhaus, fondé par Walter Gropius, cherche à réconcilier l'art, l'artisanat et la technique pour reconstruire un cadre de vie harmonieux : la création y guide la technique, non l'inverse.

Dans cette même quête d'ordre et de clarté, Le Corbusier, figure majeure du mouvement moderne, conçoit l'habitat comme une « machine à habiter » : un espace rationnel et standardisé, fondé sur l'homme idéal du Modulor. Inspiré par l'efficacité industrielle, il cherche à définir un modèle universel d'habitat moderne, où l'ordre architectural prévaut sur la singularité des vies.

Quant à Alvar Aalto, l'humain est replacé au cœur de l'architecture : lumière naturelle, circulation fluide, matériaux honnêtes traduisent une nouvelle éthique de l'habitat. Charlotte Perriand, proche du mouvement moderne, prolonge cette attention à l'humain : modularité et simplicité deviennent les langages d'un art de vivre fonctionnel et accessible.

Dans l'après-guerre, l'architecture d'intérieur s'affirme comme une discipline autonome ; des écoles spécialisées voient le jour et forment une génération de décorateurs-ensembliers qui conçoivent l'espace comme un art total.

À partir des années 1970-1980, Andrée Putman puis Philippe Starck redéfinissent la modernité par un design qui conjugue forme, fonction et élégance, non sans provocation. En Italie, Ettore Sottsass et le Memphis Group, dans les mêmes décennies, injectent au design une dimension expressive et chromatique, ouvrant la voie à une esthétique plus libre et émotionnelle.

À la même époque, le home staging, inventé aux États-Unis par Barb Schwarz, introduit une approche plus pragmatique : rendre l'espace désirable pour mieux le transmettre. Reposant sur la neutralité, la clarté et la suggestion émotionnelle, il influence ensuite la scénographie commerciale et le design d'expérience, fondés eux aussi sur la perception et l'émotion.

Aujourd'hui, des créatrices comme India Mahdavi, avec sa palette chromatique et son goût du jeu, ou Patricia Urquiola, dont les formes organiques célèbrent la matière et le confort, prolongent ces héritages de manière singulière.

Enfin, les technologies numériques — modélisation, réalité augmentée, simulation lumineuse — permettent désormais de concevoir et de visualiser les ambiances avant leur réalisation, tandis que la recherche sur les matériaux naturels et le slow design remet au premier plan le geste artisanal et la dimension sensorielle de la création.

Pour finir

L'art de l'espace traduit l'évolution du regard humain sur l'habiter. Longtemps symbole de statut et d'ordre, puis terrain d'expérimentation fonctionnelle et esthétique, il s'ouvre aujourd'hui à une approche sensible et écologique. Qu'il s'agisse d'un appartement, d'un musée ou d'un café, chaque lieu devient un récit : celui du lien entre matière, lumière et présence humaine.

Citations & anecdotes

« N'aie dans ta maison rien que tu ne saches être utile ou que tu ne croies être beau. »
William Morris

« La véritable architecture n'existe que là où l'être humain se trouve au centre. »
Alvar Aalto

« Les intérieurs les plus réussis sont ceux où l'on ne remarque pas l'originalité, mais où l'on a juste le sentiment de bien s'y sentir. »
Andrée Putman

Lexique

Antiquité : Période historique qui s'étend de l'invention de l'écriture (vers 3 500 av. J.-C.) à la chute de l'Empire romain d'Occident (476 apr. J.-C.), marquée par l'émergence des grandes civilisations méditerranéennes et orientales.

Cosmologique : Relatifs à la cosmologie, c'est-à-dire à la conception de l'univers et de son ordre, souvent liée aux croyances religieuses ou philosophiques d'une époque.

Brique crue : Bloc de terre argileuse séchés au soleil, utilisé depuis l'Antiquité pour la construction d'habitations, notamment en Égypte et en Mésopotamie.

Grèce antique : Civilisation fondatrice de la pensée occidentale (VIIIᵉ–Iᵉ siècle av. J.-C.), où naissent les principes d'harmonie, de proportion et de rationalité appliqués à l'architecture.

Vitruve : Architecte romain du Ier siècle av. J.-C., auteur du traité De Architectura, qui fonde la théorie architecturale sur la solidité, l'utilité et la beauté.

De Architectura : Traité en dix livres écrit par Vitruve, exposant les principes fondamentaux de l'architecture et son lien avec les sciences, la nature et le corps humain.

Firmitas, utilitas et venustas : Les trois qualités essentielles de l'architecture selon Vitruve : la solidité, l'usage et la beauté, formant un équilibre entre technique et esthétique.

Abbaye de Saint-Denis : Édifice religieux français (XIIᵉ siècle) considéré comme le berceau du gothique, où la lumière et la verticalité expriment la dimension spirituelle de l'espace.

Abbé Suger : Réformateur et bâtisseur du XIIᵉ siècle, commanditaire de la reconstruction de l'abbaye de Saint-Denis, initiant une nouvelle conception symbolique de la lumière.

Leon Battista Alberti : Humaniste et architecte italien du Quattrocento, auteur de De re aedificatoria (vers 1450), qui transpose l'héritage de Vitruve à la Renaissance.

Andrea Palladio : Architecte vénitien du XVIᵉ siècle, maître des proportions classiques et des villas harmonieuses, dont le style influença durablement l'architecture occidentale.

Louis Le Vau : Architecte du XVIIᵉ siècle, collaborateur de Le Brun et Le Nôtre, créateur du château de Vaux-le-Vicomte et du premier Versailles.

Jules Hardouin-Mansart : Architecte de Louis XIV, auteur des grands aménagements du château de Versailles et du Dôme des Invalides, symbole du classicisme français.

Owen Jones : Architecte et théoricien britannique du XIXᵉ siècle, défenseur de la couleur et des motifs ornementaux, auteur de The Grammar of Ornament.

The Grammar of Ornament : Ouvrage illustré publié en 1856 par Owen Jones, répertoriant les motifs décoratifs de civilisations du monde entier comme source d'inspiration universelle.

William Morris : Designer, écrivain et militant socialiste britannique (XIXᵉ siècle), figure majeure du mouvement Arts & Crafts, prônant le retour à l'artisanat et à la beauté utile.

Arts & Crafts : Mouvement artistique et social né en Angleterre à la fin du XIXᵉ siècle, valorisant le travail manuel et la simplicité face à l'industrialisation.

Bauhaus : École d'art et de design fondée en 1919 par Walter Gropius en Allemagne, visant à unifier arts, artisanat et industrie dans une esthétique fonctionnelle.

Walter Gropius : Architecte allemand, fondateur du Bauhaus, promoteur d'une architecture rationnelle et d'une pédagogie intégrant art, technique et société.

Le Corbusier : Architecte franco-suisse, figure du mouvement moderne, défenseur de l'habitat standardisé.

Modulor : Système de proportions conçu par Le Corbusier, fondé sur les dimensions d'un homme type et le nombre d'or. Il vise à harmoniser architecture, ergonomie et esthétique selon une échelle universelle.

Alvar Aalto : Architecte et designer finlandais, représentant d'un modernisme humaniste intégrant le bois, la lumière et les courbes naturelles.

Matériaux honnêtes : (anglais "truth to materials") Principe du modernisme architectural selon lequel chaque matériau doit être utilisé à bon escient, sans artifice ni dissimulation de sa nature — par exemple le béton brut non peint.

Charlotte Perriand : Architecte et designer française, collaboratrice de Le Corbusier, pionnière d'un design fonctionnel et social tourné vers le bien-être.

Mouvement moderne : Courant architectural du XXᵉ siècle fondé sur la fonction, la rationalité et l'innovation technique, en rupture avec le style décoratif.

Andrée Putman : Designer française des années 1980, connue pour son élégance minimaliste et sa réinterprétation du luxe dans l'espace intérieur.

Philippe Starck : Créateur français prolifique, emblématique du design démocratique des années 1980-2000, mêlant humour, fonctionnalité et accessibilité.

Ettore Sottsass : Designer et architecte italien, fondateur du Memphis Group, qui défia le modernisme par la couleur, l'ironie et la liberté formelle.

Memphis Group : Collectif fondé à Milan en 1981, prônant un design post-moderne audacieux, coloré et expérimental en réaction à la rigueur fonctionnelle.

Home staging : Pratique consistant à valoriser un bien immobilier avant sa vente par une mise en scène temporaire de l'espace et du mobilier.

Barb Schwarz : Agent immobilière américaine ayant conceptualisé le home staging dans les années 1970 pour faciliter la vente des logements.

India Mahdavi : Architecte et designer franco-iranienne contemporaine, reconnue pour son univers coloré, sensuel et narratif, entre modernité et artisanat.

Patricia Urquiola : Designer espagnole basée à Milan, associant innovation technologique, matériaux doux et formes organiques dans ses créations d'intérieur.

Modélisation : Représentation virtuelle en trois dimensions d'un espace ou d'un objet, utilisée pour concevoir, visualiser et tester des projets d'architecture.

Réalité augmentée : Technologie qui superpose des éléments virtuels à l'environnement réel, permettant d'expérimenter un espace avant sa réalisation.

Simulation lumineuse : Processus numérique reproduisant les effets de la lumière naturelle ou artificielle dans un espace afin d'en optimiser l'ambiance et la perception.

Slow design : Mouvement prônant une conception durable, locale et respectueuse du temps, valorisant la qualité, la mémoire et la relation sensible à l'espace.

Liens & images

Image 1 : Relief peint, temps de Khonsou, Karnak, VIIe siècle av. J.-C. — www.wikipedia.org

Image 2 : Salon des Nobles, Versailles, Paris, VXIIIe siècle — www.chateauversailles.fr

Image 3 : Apartment de Andrée Putman, Paris, 1980 – Photo © Deidi von Schaewen — www.ifdm.design

Image 4 : sketch london, India Mahdavi, 2022 — www.india-mahdavi.com

magzin

Chambres d'auteurs

Pour notre première sur la décoration d’intérieur, nous nous sommes précipités, c’est le mot, avec précision et avidité, c’est l’idée, sur ce que nous admirions et aimions depuis des années tout près de chez nous…sans hésitations aucune, nous sommes chez Christine